Feurat Alani : « Nanterre, c’était Las Vegas »

Portraits

Avec Je me souviens de Falloujah, roman multi-récompensé cette année par de prestigieux prix littéraires, Feurat Alani s'essaie pour la première fois à la fiction. Rencontre avec le grand reporter né de parents exilés irakiens, au pied des tours Aillaud, où il a passé une partie de sa jeunesse.

Dernière mise à jour : 30 janvier 2024

Une valise invisible. C’est celle que portent Rami et son fils Euphrate, les héros de Je me souviens de Falloujah, le premier roman de Feurat Alani. Une métaphore sur l’identité vue comme un long périple. 

Et pour cause, Rami est un exilé irakien, au lourd passé, qui a fui le régime de Saddam Hussein. Ce personnage, en fin de vie et qui perd la mémoire, ressemble beaucoup à Amir, le propre père de l’auteur. Un thésard dissident trotskiste qui s’est réfugié en France après avoir été torturé par les sbires de Saddam au cours des années 1970. Avec ce livre bouleversant, Feurat Alani peut ainsi combler les blancs du dialogue avec l’homme taiseux qu’était son père, disparu en 2019. Cet exercice littéraire s’est révélé périlleux alors qu’il traite plus habituellement du « vrai » en tant que grand reporter au CV impressionnant.

Entre deux mondes

Mais avant de raconter le monde, Feurat Alani a beaucoup déménagé à cause de la crainte nourrie par son père d’être pourchassé. Né à Paris, il commence son histoire avec Nanterre en 1998, quand il a 17 ans. Il pose alors ses valises dans le secteur Pablo-Picasso avec sa famille. « Pour nous qui venions d’Argenteuil et de Conflans-Sainte-Honorine en lointaine banlieue, Nanterre, si près de Paris et de La Défense, c’était Las Vegas. » Longtemps « marginal parmi les marginalisés » (peu d’Irakiens dans son entourage), il se fait rapidement des amis, comme les frères Jkitou. 

Il garde des souvenirs heureux de cette période même s’il n’édulcore pas les problèmes du quartier : « Je n’étais pas encore journaliste mais j’observais déjà beaucoup. J’ai vu des gens autour de moi faire des allers-retours en prison... J’étais fasciné de me trouver entre deux mondes : mon quartier et celui qui m’était vendu comme lointain, Paris. » 

Jeune reporter en Irak

En 2003, alors étudiant en journalisme, il découvre les images de Bagdad bombardée par les Américains. Le jeune homme, qui mesure sa chance d’avoir été élevé en France, demande une dérogation à son directeur d’école et décide de se rendre en Irak, en tant que reporter. Dans ce « pays du murmure », celui de la dictature où il est allé enfant juste après la guerre Iran-Irak, il ne devait rester que six mois... 

« J’y suis resté cinq ans, raconte-t-il. Il y avait peu de journalistes à l’époque car ils risquaient de se faire enlever. » Ses signatures, « comme des trophées », au bas d’articles de La Croix et d’autres médias lui valent un respect nouveau quand il rentre à Nanterre. « Je suis passé de cohabitant à celui qui raconte, avec mon gilet pare-balles, ce qu’il se passait là-bas. La guerre fascine les gens. On m’a vite appelé l’Irakien. Ce qui n’était jamais arrivé avant. »

Loin des clichés

Aujourd’hui installé à Dubaï et père d’un petit garçon de 9 ans, Feurat Alani voit son ancien quartier évoluer au fil de ses visites régulières. « Je trouvais l’ambiance plus saine quand j’y vivais. Désormais, il existe comme une ligne rouge autour du quartier que les habitants ne peuvent ou ne veulent pas franchir. C’est vraiment dommage. Dès que je peux, je vais à la rencontre des jeunes dans les espaces jeunesse avec le réalisateur Nicolas Sene ou d’autres. Je leur dit d’oser affronter le monde, à Nanterre ou ailleurs, pour réaliser leurs rêves. »

Le 27 juin dernier, le journaliste de 42 ans est de passage chez sa mère, qui réside dans l’une des tours Aillaud, quand le jeune Nahel est tué par des policiers. Il s’est penché sur l’affaire dans une série d’articles pour  Mediapart. « La police devrait recruter sur place pour régler la défiance vis-à-vis d’elle. » Et de poursuivre : « Le quartier fonctionne grâce à un réseau associatif incroyable et beaucoup de solidarité. Il y a énormément de talents et des personnes, moins visibles, qui ont des jobs et des parcours tout à fait respectables. »

 Son hommage à la ville et à la cité Pablo-Picasso, Feurat Alani aimerait le rendre à travers un documentaire. « J’y donnerais une vision subjective, par l’humain, loin de la violence et des clichés. Mon Nanterre en somme. »

Petite bio

  • 5 décembre 1980 : naissance à Paris
  • 1998 : il s’installe à Nanterre avec sa famille
  • 2003 : il devient correspondant en Irak pour plusieurs médias
  • 2019 : il reçoit le prix Albert-Londres pour son roman graphique Le Parfum d’Irak
  • 2023 : il publie son premier roman Je me souviens de Falloujah